Les exploitants de centrales nucléaires ont un double objectif : la sûreté et la fiabilité. Les événements inattendus peuvent réduire la confiance sur le plan de la sûreté et entraîner des temps d’arrêt coûteux. L’accès à une gamme d’outils de recherche sur les matériaux aide les exploitants de centrales à réagir rapidement à de tels incidents en favorisant une meilleure compréhension des causes sous-jacentes.
Le 16 janvier 1997, il a fallu arrêter la centrale nucléaire de Point Lepreau (CNPL) pour effectuer des réparations après la découverte d’une fuite d’eau lourde. En raison de cette panne inattendue, Énergie NB a dû débourser environ 400 000 dollars par jour pour remplacer la production d’électricité - qui représentait environ le tiers de l’électricité de la province. Bien que la fuite ne constituait pas une menace immédiate pour la sûreté, Énergie NB devait d’urgence montrer à l’organisme de réglementation que la cause du problème avait été cernée et qu’il était possible de gérer la situation de manière efficace.
La fuite provenait d’une fissure de l’une des centaines de tuyaux d’acier, appelés « conduites d’alimentation », par lesquelles l’eau chaude circule entre le cœur du réacteur et les générateurs de vapeur. Les conduites d’alimentation comptent toutes plusieurs coudes, et la fissure se trouvait dans l’un d’entre eux.
Énergie NB et Énergie atomique du Canada limitée (EACL) ont immédiatement commencé une analyse de défaillance qui comportait des tests sur le coude d’alimentation défaillant et un coude d’alimentation archivé de même fabrication. L’une des premières étapes essentielles de l’analyse de défaillance a consisté à mesurer les contraintes de façon non destructive au moyen de faisceaux de neutrons.
Le Centre canadien de faisceaux de neutrons (CCFN) a donné à EACL un accès immédiat à une ligne de faisceaux. Quelque 16 heures après avoir reçu la conduite d’alimentation, le CCFN a déterminé que la contrainte dans le coude de la conduite d’alimentation archivée était très élevée, presque au point de rupture, à l’endroit correspondant à la fissure apparue dans la conduite d’alimentation défaillante; en fait, il s’agissait du pire scénario pouvant résulter de la fabrication du coude, hormis la fissuration. Les conduites d’alimentation de la CNPL avaient été fabriquées à partir d’acier au carbone, suivi d’un cintrage par enroulement-tension à froid, assisté d’un chauffage local à la flamme[1]. Les contraintes résiduelles élevées issues de ce processus de fabrication augmenteraient le taux de croissance des fissures et la corrosion accélérée par l’écoulement. Par conséquent, il a été déterminé que la « fissuration par corrosion sous contrainte » constituait l’une des principales causes de la défaillance.
Entre-temps, Énergie NB a procédé à une réparation par soudage de la conduite d’alimentation endommagée et a réalisé des examens approfondis du réacteur. Énergie NB a constaté que la configuration de la conduite d’alimentation fissurée ne respectait pas la conception[2], ce qui lui a fait penser que la fissure avait pu se produire par voie mécanique - dans ce cas-ci, il s’agit potentiellement d’un événement isolé peu probable - et que la contrainte élevée avait ensuite accéléré la croissance de la fissure. La principale stratégie de gestion des risques d’Énergie NB a été de démontrer que cela présentait un faible risque pour la sûreté[3] et qu’il était possible d’éviter d’autres fuites par un meilleur contrôle de la configuration. Cette stratégie a suffi à convaincre la Commission de contrôle de l’énergie atomique (CCEA) d’autoriser le redémarrage [4].
Au bout du compte, cet arrêt imprévu a duré environ 60 jours, coûtant quelque 24 millions de dollars en électricité et 7 millions de dollars en réparations, inspections et travaux connexes[5],[6]
Après le redémarrage, les inspections et les recherches sur le problème ont continué à satisfaire aux exigences de la CCEA, et EACL a de nouveau fait appel au CCFN cette même année pour mener d’autres mesures de contrainte afin de préciser le mécanisme sous-jacent par l’examen de l’effet de la corrosion accélérée par l’écoulement sur la contrainte.
Le 7 mars 2001, une autre fuite importante d’eau lourde dans un coude de conduite d’alimentation fissuré a occasionné un deuxième arrêt imprévu. La Commission canadienne de sûreté nucléaire (CCSN), successeur de la CCEA, a sommé Énergie NB de procéder à une enquête approfondie et de résoudre tous les problèmes avant d’autoriser le redémarrage [7]. Énergie NB a réalisé des inspections et a constaté deux autres fissures partielles, révélant que la défaillance des conduites d’alimentation était plus répandue que ce que l’on supposait auparavant.
Encore une fois, dans son analyse des défaillances, EACL a fait appel au CCFN pour examiner la répartition spatiale des contraintes et a observé, comme dans le cas de l’incident de 1997, que la fissure se trouvait dans une zone de contraintes élevées, ajoutant aux données probantes selon lesquelles la méthode de fabrication utilisée était avant tout en cause.
Les coudes d’alimentation fissurés ont été retirés et de nouveaux coudes ont été soudés à leur place. La CCSN a ensuite assujetti le redémarrage à un programme d’inspection plus rigoureux afin d’éviter d’autres surprises, et a approuvé le redémarrage pour un an. Les réparations ont coûté environ 4 millions de dollars, en plus de quelque 650 000 $ par jour pour le remplacement de l’électricité pendant 39 jours, jusqu’au redémarrage final le 16 avril [8]. En outre, la panne a coûté jusqu’à 100 000 $ par jour à Maritime Electric, service public de l’Île-du-Prince-Édouard, en raison du coût plus élevé de l’électricité de remplacement [9].
Ces analyses de défaillance ont eu pour effet immédiat de fournir rapidement de solides résultats probants attestant une compréhension suffisante du problème et de permettre un redémarrage en toute sûreté de la centrale, évitant ainsi d’autres coûts liés à l’arrêt qui s’élevaient déjà à plus de 50 millions de dollars. Il aurait été impossible pour EACL d’obtenir les données sur les contraintes de manière non destructive ou dans des délais raisonnables par tout autre moyen. Les faisceaux de neutrons constituent la seule sonde capable de mesurer de manière non destructive les contraintes subies par les parois des coudes d’acier, dont l’épaisseur peut atteindre environ 7 mm. Les autres techniques non destructives mesurent généralement une épaisseur maximale de 1,5 mm. En général, les mesures neutroniques des contraintes commencent à 1 mm et vont jusqu’à 25 mm dans l’acier ferritique.
Les deux incidents à la CNPL ont eu des répercussions dans tout le secteur et ont posé à la centrale le défi de gérer le risque de fissuration dans les années à venir. Le CCFN a grandement contribué aux mesures prises par le secteur pour résoudre ces incidents que les articles suivants dans cette série exploreront.
Suite : Partie 2 : Gestion du risque continu de fissuration des conduites d’alimentation à Point Lepreau
Cet article de recherche a été republié avec l’autorisation de l’Institut canadien de diffusion des neutrons.