« S’il était possible de stocker l’énergie produite par les éoliennes, les émissions liées à l’énergie éolienne diminueraient considérablement... »
Depuis des années, l’amélioration des technologies de stockage d’énergie constitue l’un des principaux défis dans le secteur des énergies propres. Ce défi est peut-être plus manifeste en raison des véhicules électriques et de leurs limites en matière de stockage d’énergie. En effet, malgré de récentes améliorations, les batteries qui alimentent les véhicules électriques sont encore coûteuses et leur rendement se dégrade au fil du temps.
Un défi moins connu (mais non moins important) est le stockage de l’énergie produite par les sources renouvelables, comme l’énergie éolienne, à l’échelle requise pour le réseau électrique. Bien que les éoliennes produisent une grande quantité d’énergie propre, cette énergie n’est généralement pas stockée; elle n’est disponible que lorsque le vent souffle. Le gaz naturel vient donc souvent combler le manque d’énergie lorsque les éoliennes ne tournent pas. Par exemple, en Ontario, pour chaque kilowattheure produit par énergie éolienne, il faut quatre kilowattheures supplémentaires d’électricité produite par des centrales au gaz naturel pour combler le manque d’énergie. Par conséquent, l’énergie éolienne actuelle est loin d’être aussi « propre » qu’elle pourrait l’être. En fait, la nécessité d’un appoint en gaz naturel signifie que l’utilisation de l’énergie éolienne entraîne des émissions de gaz à effet de serre plus de 30 fois supérieures à ce qu’elles seraient si cet appoint en combustible fossile n’était pas nécessaire.
Toutefois, si on arrivait à stocker l’énergie produite par les éoliennes (et donc à éliminer complètement le recours au gaz naturel), les émissions de gaz à effet de serre de l’énergie éolienne diminueraient considérablement, ce qui rendrait ses émissions tout au long de son cycle de vie à peu près aussi faibles que celles des sources d’énergie les plus propres qui existent, à savoir l’énergie hydroélectrique, l’énergie marémotrice et l’énergie nucléaire.
Bien que les piles qui stockent de petites quantités d’énergie se trouvent dans des articles ménagers courants depuis les années 1950, ce n’est qu’au cours des dernières années que la technologie de stockage d’énergie par batteries a commencé à être introduite de manière très sélective dans les réseaux électriques. Cette hésitation persistante s’explique en grande partie par les coûts. En effet, les batteries à grande échelle utilisées pour un réseau électrique sont comme un regroupement de milliers, voire de millions, de batteries plus petites, ce qui multiplie de façon importante le coût des matériaux.
Il est possible de réduire considérablement ce coût en augmentant la quantité d’énergie pouvant être stockée dans la même quantité de matériau (c.-à-d. la densité énergétique). Malheureusement, augmenter la densité énergétique d’une batterie est une tâche ardue, car les technologies actuelles des batteries repoussent déjà la limite des capacités des matériaux.
La professeure Linda Nazar, Université de Waterloo, est une figure mondiale de premier plan au sein de la communauté scientifique qui cherche à relever ce défi. Ses travaux ont été cités plus de 20 000 fois par d’autres scientifiques, ce qui fait d’elle l’une des spécialistes des matériaux les plus respectées au monde. Les réalisations de Nazar comprennent la démonstration de la technologie des batteries lithium-soufre, ainsi que de nombreuses découvertes déterminantes dans les systèmes de batteries au lithium et au sodium. Ses progrès se sont accélérés grâce à des partenariats avec des leaders du secteur industriel, comme General Motors (GM) Canada, Hydro-Québec et BASF, une multinationale spécialisée dans les produits chimiques. En reconnaissance de ses réalisations, Nazar a été nommée Officière de l’Ordre du Canada en 2015.
L’objectif de Nazar est de mettre au point de meilleurs matériaux pour la création de batteries dotées d’une plus forte densité énergétique. Les batteries elles-mêmes sont des dispositifs relativement simples composés de deux électrodes, généralement des métaux, qui libèrent ou absorbent des particules chargées (p. ex. des ions lithium dans le cas des batteries lithium-ion). Un milieu liquide ou solide (l’électrolyte) permet le déplacement des particules chargées entre les électrodes, et ce mouvement crée de l’électricité.
« Augmenter la densité énergétique d’une batterie est une tâche ardue, car les technologies actuelles des batteries repoussent déjà la limite des capacités des matériaux. »
L’équipe de recherche de Nazar a recours aux meilleures techniques expérimentales, y compris l’utilisation de faisceaux de neutrons, pour étudier les matériaux d’électrodes. « Les faisceaux de neutrons sont indispensables à l’analyse structurelle des matériaux d’électrodes de batteries contenant du lithium, ainsi que ceux contenant du sodium », explique Nazar. En effet, les atomes de lithium et de sodium sont relativement petits, d’un point de vue atomique. Par conséquent, lorsqu’ils sont entourés d’atomes beaucoup plus gros comme ceux qui se trouvent dans les électrodes, ils deviennent presque invisibles aux rayons X, mais les neutrons arrivent toujours à les détecter.
L’un des axes de recherche de Nazar consiste à trouver de meilleurs matériaux pour les électrodes des batteries lithium-ion utilisées dans les véhicules électriques et beaucoup d’appareils électroniques. L’un des matériaux d’électrodes candidats étudiés par l’équipe avec le soutien de GM Canada est le fluorosulfate (SO4F) de lithium (Li) et de fer (Fe), ou LiFeSO4F. En 2009, on a affirmé que ce nouveau matériau présentait des propriétés prometteuses qui pourraient accroître la densité énergétique et réduire le coût des batteries lithium-ion. Les possibilités offertes par le LiFeSO4F ont suscité une vague d’activités scientifiques visant à caractériser son comportement et à trouver des moyens efficaces de le produire.
Les recherches ont montré que le LiFeSO4F peut exister sous au moins deux formes différentes, appelées « polymorphes », où les atomes s’organisent selon des motifs distincts (c.-à-d. des « structures cristallines »). Nazar a voulu savoir, entre autres, comment les différentes versions de la structure cristalline du LiFeSO4F affectaient les propriétés électrochimiques du matériau, notamment sa capacité à stocker les ions lithium.
L’équipe de Nazar a d’abord dû trouver une méthode pour fabriquer des échantillons purs des deux polymorphes de LiFeSO4F séparément. Pour ce faire, l’équipe a adapté une méthode de production « solvothermique » qu’elle avait déjà utilisée pour fabriquer des matériaux similaires en « cuisant » une « soupe » d’éléments constitutifs à l’aide d’un autocuiseur de qualité scientifique.
En plus des rayons X, l’équipe de Nazar a utilisé des faisceaux de neutrons au Oak Ridge National Laboratory (ORNL) des États-Unis pour confirmer la fabrication des deux polymorphes de LiFeSO4F et déterminer entièrement leurs structures cristallines. Les scientifiques ont pu confirmer que l’un des polymorphes de LiFeSO4F présentait une structure cristalline dite « triplite », tandis que l’autre présentait une structure « tavorite ». L’équipe a ensuite examiné le rendement de ces deux polymorphes en tant qu’électrodes dans un environnement semblable à celui d’une batterie.
Les résultats de l’équipe, publiés en 2012, ont démontré que le polymorphe à la structure triplite absorbait les ions lithium à des tensions plus élevées, ce qui se traduit notamment par une densité énergétique de batterie plus élevée. En revanche, la structure triplite se caractérisait par des temps de charge et de décharge plus lents que la structure tavorite. La connaissance des structures cristallines a permis de trouver une explication : alors que l’arrangement atomique de la tavorite procure des canaux ouverts pour l’infusion d’ions lithium, l’arrangement de la triplite est sujet à des blocages qui obligent les ions à emprunter un chemin en zigzag plus lent à travers le matériau.
Dans des recherches complémentaires publiées en 2013, l’équipe de Nazar a montré qu’il était possible de doubler le rendement de la triplite en modifiant le processus de « cuisson » solvothermique par l’utilisation de micro-ondes (c.-à-d. un rayonnement électromagnétique) en tant que source de chaleur. Les résultats combinés d’expériences réalisées avec des rayons X et des faisceaux de neutrons ont montré que, si la structure de base de la triplite cuite au micro-ondes restait inchangée, elle comportait davantage de défauts à l’échelle nanométrique. Notamment, dans ce cas, les défauts ont aidé la triplite à garder ses canaux ouverts, permettant ainsi une infusion plus rapide des ions lithium (c.-à-d. des temps de charge et de décharge plus rapides) aux mêmes tensions élevées.
Ces travaux de recherche ont un double impact. Premièrement, ils expliquent clairement le mode de fonctionnement du LiFeSO4F. Bien que l’intérêt suscité par ce matériau pour le stockage d’énergie à grande échelle ait diminué au cours des dernières années, Nazar pense que les matériaux comme le LiFeSO4F feront l’objet d’un regain d’intérêt à l’avenir, car ils sont prometteurs pour les applications où la sûreté est cruciale. Deuxièmement, ces travaux démontrent clairement l’utilité de leurs méthodes de « cuisson », non seulement pour la fabrication de matériaux d’électrodes aux fins de la recherche sur les batteries, mais aussi pour l’ajustement du rendement de ces matériaux. L’équipe de Nazar a continué à utiliser avec succès ses méthodes pour ajuster le rendement d’autres matériaux d’électrodes, et a publié une étude sur le sujet dans Nature Energy en 2016.
« Les faisceaux de neutrons sont indispensables à l’analyse structurelle des matériaux d’électrodes de batteries contenant du lithium, et sont également très importants pour ceux contenant du sodium. ... La concurrence est forte pour l’obtention de temps de recherche sur les lignes de faisceaux de neutrons à l’étranger. La demande de la communauté scientifique est beaucoup plus importante que l’offre. »
Dans un deuxième axe de recherche, Nazar explore les matériaux d’électrodes pour les batteries à ions sodium. Comme le sodium est beaucoup plus abondant et moins cher que le lithium, il pourrait être mieux adapté aux systèmes de stockage d’énergie à grande échelle nécessaires au réseau électrique.
L’oxyde (O2) de sodium (Na) et de manganèse (Mn), ou Na0.7MnO2, est un matériau d’électrodes qui a récemment retenu l’attention en raison de son faible coût et de son écocompatibilité. Bien que les scientifiques ne s’entendent pas sur certains détails de sa structure, des études antérieures avaient montré que le remplacement d’une partie du manganèse du Na0.7MnO2 par d’autres métaux comme le fer ou le nickel pouvait avoir des effets bénéfiques. Toutefois, après avoir remplacé la moitié du manganèse par du fer (Fe) pour produire du Na0.67[Mn0.5Fe0.5]O2, l’équipe de Nazar a observé que le rendement du matériau se dégradait lors de son exposition à l’air.
Les scientifiques ont cherché à expliquer les raisons de cette dégradation et à mettre à l’essai diverses solutions. L’équipe de Nazar a de nouveau eu recours aux rayons X et aux faisceaux de neutrons à l’ORNL (États-Unis) pour étudier le comportement du matériau à l’échelle atomique à l’aide d’échantillons de Na0.67[Mn0.5Fe0.5]O2 qui avaient été soigneusement protégés de l’air. Les résultats obtenus ont permis de mieux comprendre comment l’air provoque la dégradation du matériau et ont aussi démontré que les études précédentes sur les oxydes de manganèse contenant du fer, comme le Na0.67[Mn0.5Fe0.5]O2, avaient sous-estimé la réactivité de ces matériaux avec l’air, ce qui a permis d’expliquer les observations contradictoires sur la structure de ces matériaux dans les études antérieures.
Plus important encore, l’équipe de Nazar a pu établir que le matériau (à condition qu’il soit protégé de l’air) avait effectivement une excellente capacité à absorber et à libérer des ions sodium dans des conditions similaires à celles d’une batterie. Dans des résultats publiés en mars 2015, les données obtenues par l’équipe à l’aide de rayons X et de neutrons ont permis d’expliquer ce rendement supérieur en élucidant la structure cristalline du matériau. Les atomes de sodium étaient pris en sandwich entre des couches d’oxyde métallique. Ces couches étaient constituées d’atomes de manganèse et de fer entourés d’atomes d’oxygène. En général, les métaux dans de telles couches d’oxyde métallique peuvent se disposer de manière ordonnée et répétitive. Cependant, dans le Na0.67[Mn0.5Fe0.5]O2, les atomes de manganèse et de fer étaient répartis de manière aléatoire, suivant une configuration désordonnée. Dans ce cas, la configuration désordonnée s’est révélée bénéfique, car elle a aidé le matériau à résister aux changements structurels nuisibles lors de la charge qui ont été observés dans des matériaux étroitement apparentés, comme le Na0.67[Mn0.67Fe0.33]O2.
La découverte la plus importante issue des recherches de Nazar sur l’oxyde de sodium, de manganèse et de fer est peut-être liée aux effets du dopage de ce matériau avec du nickel (Ni). Effectivement, l’ajout de nickel a considérablement augmenté la stabilité du matériau à l’air, ce qui a conduit les scientifiques à explorer le nouveau matériau dopé au nickel, Na0.67[Mn0.65Ni0.15Fe0.2]O2, dans une autre étude publiée en juillet 2015. Utilisé comme électrode, le matériau dopé au nickel a produit 25 % plus d’énergie et a maintenu son rendement dans le temps plus longtemps que le matériau non dopé.
« L’équipe de Nazar a publié depuis d’autres travaux de recherche qui ont permis d’améliorer davantage le rendement de ces matériaux. »
Pour comprendre le phénomène, l’équipe a de nouveau eu recours aux rayons X et aux faisceaux de neutrons à l’ORNL afin de déterminer la structure du matériau dopé au nickel. Cette meilleure compréhension de la composition atomique du nouveau matériau a amené les scientifiques à conclure que le Na0.7MnO2 dopé au nickel est effectivement un matériau très prometteur pour de futurs développements, car il y a sans doute beaucoup de possibilités d’en optimiser le rendement et de l’adapter à des applications commerciales.
« Les variations que présentent ces matériaux à base d’oxyde de sodium et de manganèse sont encore des sujets d’actualité au sein de la communauté scientifique », déclare Nazar. Son équipe a continué à exploiter les connaissances acquises lors des expériences réalisées au moyen de faisceaux de neutrons et a depuis publié d’autres articles démontrant l’amélioration du rendement de ces matériaux par un dopage au lithium.
Bien que les neutrons aient joué un rôle important dans ses recherches, Nazar note que « la concurrence est forte pour l’obtention de temps de recherche sur les lignes de faisceaux de neutrons à l’étranger ». Selon elle, « la demande de la communauté scientifique est beaucoup plus importante que l’offre », ce qui complique, même pour les plus remarquables scientifiques du monde, l’accès aux outils nécessaires pour faire des véhicules propres et des énergies renouvelables une réalité au quotidien.
Cet article de recherche a été republié avec l’autorisation de l’Institut canadien de diffusion des neutrons.