Les lauréats du prix Nobel de physique de 2016 sont trois théoriciens américains qui ont fait des prédictions étonnantes sur le comportement de certains matériaux. Après le recours par des physiciens canadiens à des faisceaux de neutrons pour confirmer expérimentalement l’une de ces prédictions en 1985, le milieu scientifique a reconnu les affirmations stupéfiantes des théoriciens. Les scientifiques ont depuis commencé à classer les matériaux en fonction de ces nouveaux comportements, ce qui a donné lieu à de plus en plus de découvertes, en particulier au cours des dix dernières années.
« C’est comme si un nouveau continent s’offrait à l’exploration, et nous ne savons pas ce que nous allons trouver », déclare le professeur Andrea Bianchi, de l’Université de Montréal. « Mais nous entrevoyons de formidables possibilités de percées technologiques, en particulier en informatique. »
Andrea Bianchi, titulaire d’une prestigieuse chaire de recherche du Canada, est l’un de nombreux physiciens à travers le monde qui explorent activement les propriétés de nouvelles classes de matériaux dans l’espoir d’identifier la clé de voûte des ordinateurs quantiques, des superordinateurs et même des appareils courants de demain. Ses recherches sont particulièrement passionnantes, car elles se concentrent sur la découverte de nouveaux matériaux ayant des applications en spintronique.
Le grand intérêt de la spintronique réside dans sa capacité à bouleverser le mode de fonctionnement des appareils électroniques. Alors que l’électronique ordinaire utilise le mouvement des électrons pour transférer l’information, les appareils spintroniques utilisent la direction du spin d’un électron à cette fin. Les premiers appareils spintroniques se trouvent déjà sur le marché, et les prochaines générations de technologies spintroniques sont susceptibles de représenter des percées majeures en matière de vitesse de traitement et de densité de la mémoire informatique. (Pour en savoir plus sur la spintronique, voir neutrons.ca/fr/tag/spintronics/.)
Les développements récents en spintronique, y compris ceux découlant des recherches de Bianchi, sont étroitement liés à certaines des nouvelles découvertes les plus passionnantes en physique des matériaux, y compris les avancées théoriques récompensées par le prix Nobel de 2016. Par exemple, les lauréats ont découvert que certains matériaux possèdent des propriétés particulières qu’il n’est possible d’identifier qu’en examinant l’objet dans son intégralité (plutôt qu’un petit échantillon). Cette théorie a bouleversé la pensée scientifique de longue date qui soutenait à tort que les propriétés fondamentales d’un matériau donné pouvaient s’expliquer par le mode d’interaction des molécules avec d’autres dans leur voisinage moléculaire. En conséquence, la validation des théories des lauréats a modifié à jamais notre compréhension de la physique fondamentale.
Pour mieux comprendre ce concept révolutionnaire, il suffit de considérer les trois états les plus courants de la matière : solide, liquide et gazeux. Si vous examiniez un petit élément de chacun de ces états, aussi petit soit-il, il aurait toujours l’apparence et le comportement d’un solide, d’un liquide ou d’un gaz, car son état est déterminé par l’interaction de ses molécules avec leurs plus proches voisines. Mais il existe d’autres propriétés de la matière qu’il serait impossible d’observer de cette façon.
Par exemple, si le matériau solide que vous examinez était un beigne, vous ne pourriez pas savoir s’il a un trou (ou même s’il est rempli de gelée) en regardant simplement un morceau de pâte au microscope. De plus, comme il n’y a pas de demi-trou, le nombre de trous ne peut avoir qu’une valeur discrète, comme 0, 1, 2 ou 3, mais jamais, par exemple, 1,5. (Un scientifique dirait que le nombre de trous est « quantifié ».)
Comme les lauréats de 2016 l’ont démontré, les électrons de certains types de matériaux sont en mesure de s’organiser collectivement pour produire des propriétés qu’il est possible de déterminer seulement en examinant l’objet dans son intégralité, à l’instar du nombre de trous dans un beigne. De plus, lors de la mesure, ces propriétés ne peuvent correspondre qu’à certaines valeurs discrètes ou quantifiées, indépendamment des interactions locales avec les molécules avoisinantes. Les matériaux caractérisés par de tels comportements inhabituels sont appelés matériaux « topologiques ».
L’un des comportements inhabituels observés dans certains de ces matériaux concerne la façon dont ils conduisent l’électricité. Les matériaux ordinaires conduisent l’électricité ou ne la conduisent pas. Même un semi-conducteur, dont il est possible d’activer ou de désactiver la capacité à conduire l’électricité, est à tout moment soit un conducteur, soit un isolant, mais jamais les deux à la fois. En revanche, les isolants topologiques peuvent conduire et isoler simultanément; en effet, ils conduisent l’électricité le long de leur surface tout en résistant à l’électricité partout ailleurs.
Les isolants topologiques pourraient se révéler utiles dans les applications de la spintronique pour deux raisons. Premièrement, comme les électrons conducteurs sont « polarisés en spin », la direction de leurs spins suit l’une de deux directions possibles, ce qui pourrait servir à encoder des données dans un appareil. Deuxièmement, ils présenteraient une incroyable résilience, puisque leurs principales propriétés sont issues de la physique fondamentale du matériau.
« Il y a eu des tentatives pour fabriquer des appareils qui tirent parti des propriétés de surface d’autres matériaux, mais ces tentatives échouent habituellement, car les propriétés de surface sont trop facilement perturbées par des défauts ou des impuretés, explique Bianchi. Par contre, les propriétés de surface des isolants topologiques sont pratiquement indestructibles. »
Sur le plan conceptuel, les isolants topologiques sont si prometteurs que les scientifiques tentent depuis des années d’en identifier les différentes variantes. Par exemple, en 2010, un groupe de physiciens aux États-Unis a prédit l’existence d’un isolant topologique « antiferromagnétique » (ITAF). Cela a suscité une nouvelle vague de recherches, car les ITAF auraient la capacité de conduire l’électricité le long de leur surface tout en l’activant et en la désactivant facilement, ce qui pourrait leur conférer des qualités similaires à celles d’un transistor dans un appareil.
Reconnaître un ITAF est un véritable défi, car il faut procéder à diverses expériences pour caractériser pleinement les propriétés du matériau candidat. En 2011, une équipe de recherche américaine a eu recours à une méthode par diffraction des rayons X pour examiner un composé de gadolinium, de bismuth et de platine (GdBiPt), un matériau qui semblait prometteur en tant qu’ITAF. Cependant, la méthode par diffraction des rayons X utilisée par les scientifiques a échoué à déterminer une propriété fondamentale essentielle : la direction des champs magnétiques autour des électrons du composé.
Lorsque les rayons X ne permettent pas d’obtenir ce type d’information, les scientifiques se tournent généralement vers la diffusion des neutrons, car elle est particulièrement adaptée à la détection de la direction des champs magnétiques. Toutefois, la présence de gadolinium dans le composé a alors empêché le groupe de recherche américain de poursuivre son exploration, car ce composé avait la réputation d’être extrêmement difficile à analyser au moyen de faisceaux de neutrons. Heureusement, c’est à cette époque que Dominic Ryan, de l’Université McGill, a réalisé des expériences au Centre canadien de faisceaux de neutrons (CCFN) pour prouver qu’il était possible d’utiliser avec succès la diffusion des neutrons sur les composés de gadolinium (voir Faire l'impossible).
Grâce aux méthodes mises au point par Ryan, les recherches de Bianchi ont repris là où l’exploration précédente du GdBiPt s’était arrêtée. Dans des expériences publiées en 2014, l’équipe de recherche de Bianchi a fait appel au CCFN pour cerner les données manquantes sur la direction des champs magnétiques du GdBiPt. Les résultats, qui ont confirmé la qualité de ce composé en tant que solide ITAF candidat en raison de l’alignement antiparallèle de ses champs magnétiques, ont suscité un regain d’intérêt pour l’exploration de ce matériau topologique.
Mais le parcours vers la découverte prend souvent des tournants inattendus, et des expériences publiées en 2016 par des scientifiques des États-Unis suggèrent que le GdBiPt pourrait bien ne pas être un ITAF, en fin de compte. Il appartiendrait plutôt à une nouvelle classe de matériaux topologiques appelés semimétaux de Weyl, découverts en 2015. Néanmoins, comme les ITAF, les semimétaux de Weyl pourraient se révéler utiles dans les applications de la spintronique. Des examens ultérieurs du GdBiPt réalisés par des physiciens américains et chinois au moyen de faisceaux de neutrons dans un laboratoire aux États-Unis ont récemment permis de mieux comprendre les propriétés fondamentales de ce composé.
Entre-temps, la recherche d’ITAF se poursuit. Les travaux continuent de mettre l’accent sur les matériaux similaires au GdBiPt, et la gamme des possibilités est constamment réévaluée. Par exemple, l’équipe de Bianchi a utilisé des faisceaux de neutrons au CCFN pour infirmer une prédiction selon laquelle un composé de néodyme similaire, le NdBiPt, pourrait être un ITAF. L’un des composés les plus prometteurs au moment d’écrire ces lignes est peut-être un composé fait d’holmium, de palladium et de bismuth (HoPdBi). Grâce à l’utilisation de faisceaux de neutrons dans un laboratoire français, une équipe de physiciens polonais a examiné le HoPdBi et a confirmé qu’il possédait l’une des propriétés essentielles d’un ITAF, bien qu’il faille mener de plus amples expériences pour déterminer s’il satisfait aux autres exigences.
« Bien que nous ayons besoin de tout un éventail d’outils pour percer les mystères de ces nouveaux matériaux topologiques, les faisceaux de neutrons demeurent essentiels, car ils nous procurent des détails cruciaux qu’il est impossible d’obtenir autrement », conclut Bianchi.
DOI: 10.1103/PhysRevB.90.041109
Cet article de recherche a été republié avec l’autorisation de l’Institut canadien de diffusion des neutrons.