Les événements à la centrale nucléaire de Point Lepreau (CNPL) ont eu des répercussions sur le parc de réacteurs du Canada, outre la démonstration de leur sûreté dans le cadre des audiences d’autorisation. Le besoin d’inspections systématiques menaçait de réduire leur capacité d’exploitation, nuisant ainsi à leur source de revenus.
La réalisation d’inspections approfondies des centaines de conduites d’alimentation présentes dans chaque réacteur n’est pas une tâche facile[1]. Les conduites d’alimentation sont directement reliées aux canaux de combustible du réacteur et de nombreux coudes sont situés près de la face du réacteur, zone de rayonnement beaucoup plus élevé lorsque le réacteur est en marche. Par conséquent, pour réduire la radioexposition, les inspections se font lorsque le réacteur n’est pas en fonction. De plus, les procédures d’inspection prennent du temps et sont complexes en raison des différentes méthodes utilisées selon l’orientation de la fissure ou son emplacement à la surface intérieure ou extérieure du réacteur.
Comme une centrale perd de l’argent chaque jour où le réacteur ne produit pas d’électricité, une connaissance détaillée du type et de l’emplacement des fissures potentielles sur les conduites d’alimentation présentant le risque le plus élevé de fissuration s’est révélée d’une importance capitale pour réduire l’étendue des inspections. Des inspections ciblées permettraient de minimiser les temps d’arrêt des centrales.
« La recherche au moyen de faisceaux de neutrons a permis l’acquisition de connaissances essentielles sur le phénomène de fissuration des conduites d’alimentation qui touchait certaines des centrales nucléaires du Canada. Grâce à cette meilleure compréhension, il a été possible de cibler les inspections des conduites d’alimentation dans l’ensemble du secteur sur les zones de vulnérabilité. En conséquence, la radioexposition du personnel chargé de l’inspection des centrales a été considérablement réduite, de même que les temps d’arrêt des centrales. »
- Paul Spekkens, (ancien) vice-président - Développement scientifique et technologique, Ontario Power Generation, 2004-2016
L’industrie a réuni des fonds par l’entremise du Groupe des propriétaires de CANDU (GPC) pour étudier le mécanisme de fissuration et concevoir des techniques d’inspection plus efficaces[2]. Le programme du GPC a financé d’importantes initiatives destinées à mesurer la distribution et l’ampleur des contraintes résiduelles dans les coudes des conduites d’alimentation en faisant fréquemment appel au CCFN de 2001 à 2008, et plus récemment en 2011, afin de mieux comprendre le rôle des contraintes et d’aider à déterminer quels coudes des conduites d’alimentation étaient les plus à risque. La mesure des contraintes a porté sur un vaste éventail de spécifications représentant la diversité des centaines de conduites d’alimentation de chaque réacteur, ainsi que sur les différences entre les conduites d’alimentation de chaque centrale. Ces spécifications varient en fonction de divers facteurs, notamment épaisseur de la conduite, angle du coude, ou méthodes utilisées pour fabriquer le coude, installer la conduite d’alimentation ou effectuer des réparations.
Le soudage produit des contraintes, c’est un fait connu. Certaines des premières études au CCFN ont donc consisté à mesurer les contraintes dans les soudures de réparation telles que celles utilisées pour remplacer les coudes fissurés des conduites d’alimentation à la CNPL, et dans les soudures d’origine utilisées pour installer les conduites d’alimentation. Tandis que ces recherches étaient en cours, une fuite à travers une soudure réparée dans une conduite d’alimentation a été découverte à la centrale nucléaire Gentilly-2, au Québec, en juin 2003. Contrairement aux fuites de la CNPL, le taux de fuite était suffisamment faible pour permettre le fonctionnement du réacteur jusqu’au prochain arrêt planifié de deux mois, le 31 août. Cet arrêt a été prolongé à quatre mois en raison de la complexité plus grande que prévue de la réparation de la soudure fissurée de la conduite d’alimentation, ainsi que pour s’occuper d’autres projets d’entretien non apparentés entrepris en même temps[3]. Hydro-Québec a élargi la portée des inspections afin d’inclure toutes les soudures à l’emboîtement des conduites d’alimentation jugées plus à risque de fissuration, mais aucune autre soudure fissurée n’a été trouvée[4]. L’examen de la soudure fissurée après l’arrêt a permis de constater qu’une contrainte élevée était un facteur sous-jacent majeur.
L’incident survenu à Gentilly-2 a souligné la nécessité d’obtenir des données sur les contraintes subies par les conduites d’alimentation dans diverses conditions de soudage, et le CCFN a rapidement été sollicité pour réaliser ces études, y compris, entre autres, sur les contraintes subies par une ancienne soudure de conduite d’alimentation de la centrale et par des conduites d’alimentation d’essai avant et après le recours à la même méthode de réparation que celle utilisée pour la soudure fissurée à Gentilly-2.
En 2005, les données de contraintes provenant du CCFN ont aidé l’industrie à établir un classement relatif des coudes d’alimentation par ordre de probabilité de fissuration, de la plus élevée à la plus faible : coudes à faible rayon de courbure d’un angle supérieur à 45°, soudures réparées, coudes à faible rayon de courbure d’un angle inférieur à 45°, coudes à long rayon de courbure et soudures non réparées[5]. Ces résultats ont guidé les lignes directrices sur l’aptitude fonctionnelle formulées par le GPC, fournissant ainsi un cadre d’exploitation aux services publics, avec l’approbation de la CCSN[6]. Fait important, les centrales ont pu démontrer avec succès qu’il était possible de réduire la fréquence ou la portée des inspections, en se concentrant par exemple sur les coudes affichant un risque plus élevé[6]. La réduction de la portée des inspections des conduites d’alimentation a permis d’économiser beaucoup de temps et de ressources lors des arrêts, minimisant ainsi le temps d’indisponibilité des centrales.
Les mesures de contraintes effectuées au cours des années subséquentes ont permis d’étoffer ces lignes directrices. Les derniers examens effectués au CCFN en 2011 ont porté sur d’anciennes conduites d’alimentation et ont fourni des données sur la stabilité des contraintes au fil du temps. L’une de ces conduites comportait une fissure partielle, offrant la possibilité exceptionnelle de comparer la distribution des contraintes avec des conduites non fissurées et fournissant des données probantes susceptibles d’étayer des études prédictives sur l’évolution de ces fissures dans le temps[7]. Une telle étude prédictive pourrait éclairer le processus décisionnel sur le remplacement d’une conduite lorsque les inspections révèlent des fissures partielles.
Les résultats accumulés au cours de la décennie de recherche financée par le GPC et l’expérience d’exploitation qui a suivi les premiers incidents de fissuration à la CNPL ont permis de résoudre efficacement le problème de fissuration des conduites d’alimentation de deux manières :
- De meilleurs matériaux et méthodes d’entretien ont été qualifiés à l’aide de mesures neutroniques des contraintes qui permettent de croire avec certitude que la fissuration des conduites d’alimentation des types observés à la CNPL et à Gentilly-2 ne constituera pas un problème important pour les nouveaux réacteurs ou pour les réacteurs existants après le remplacement des conduites d’alimentation au cours des remises à neuf planifiées[8];
- Dans l’intervalle, la sûreté est assurée par l’utilisation de lignes directrices normalisées sur l’aptitude fonctionnelle des conduites d’alimentation, en vigueur maintenant dans l’ensemble du secteur. Ces lignes directrices ont permis aux centrales de réduire la portée des programmes d’inspection à des niveaux gérables.
Conclusion
La disponibilité de faisceaux de neutrons au CCFN pour l’obtention facile et non destructive de données de contraintes s’est révélée très bénéfique pour l’ensemble du secteur, l’aidant à démontrer la sûreté, à procurer une assurance aux clients à l’exportation et à exploiter les centrales de manière fiable. Bien que de nombreuses autres études de recherche aient contribué à ces résultats, les données de contraintes obtenues au CCFN ont joué un rôle essentiel. La valeur pour le Canada des retombées de ce seul axe de recherche peut se chiffrer en centaines de millions de dollars, ce qui dépasse tous les investissements directs du Canada dans le laboratoire de faisceaux de neutrons de Chalk River depuis les débuts de la diffusion des neutrons dans cet établissement dans les années 1950.
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Cet article de recherche a été republié avec l’autorisation de l’Institut canadien de diffusion des neutrons.