Le deuxième incident de fissuration de conduites d’alimentation à la centrale nucléaire de Point Lepreau (CNPL) a soulevé la possibilité d’autres fissures dans le parc d’environ 20 réacteurs similaires au Canada et plusieurs autres à l’étranger.
Après l’incident de 2001 à la CNPL, il fallait d’urgence déterminer si une telle fissuration pouvait se produire dans les deux réacteurs CANDU-6 en construction à Qinshan; le cas échéant, faudrait-il apporter de coûteuses modifications à leur conception en cours de construction pour éviter ces problèmes? Cette initiative d’exportation de 4 milliards de dollars était le premier projet d’énergie nucléaire à grande échelle mené en collaboration entre le Canada et la Chine[1]. EACL a fait appel au CCFN pour examiner deux coudes d’alimentation fabriqués conformément aux spécifications établies aux fins d’utilisation à Qinshan, dont l’un a subi un traitement thermique de relâchement des contraintes. L’étude a révélé que ces coudes d’alimentation présentaient des contraintes beaucoup plus faibles que celles observées dans les coudes d’alimentation de la CNPL et qu’après le traitement thermique, les contraintes étaient négligeables. Après une préparation de surface d’un coude d’alimentation de Qinshan pour en augmenter la résistance à l’usure, le CCFN a réalisé d’autres mesures qui n’ont pas révélé de contraintes supplémentaires issues de la préparation de surface. Ces observations constituaient de solides résultats probants permettant de garantir à la Société nucléaire nationale de la Chine qu’elle pouvait poursuivre la construction de ces réacteurs sans effectuer de coûteuses modifications de conception à mi-parcours de la construction.
Au Canada, la menace de fissuration a représenté un défi pour toutes les centrales. Les intervenants aux audiences de renouvellement de permis de 2003 pour le parc de dix réacteurs d’Ontario Power Generation (OPG) ont proposé le remplacement de toutes les conduites d’alimentation ou la mise à l’arrêt des réacteurs[2]. Si les travaux de remise en état du parc d’OPG - devant commencer en 2016 - avaient commencé dix ans plus tôt en vue du remplacement des conduites d’alimentation, la valeur perdue liée à la durée de vie écourtée de ces réacteurs s’élèverait à des milliards de dollars et aurait gravement nui aux perspectives de vente de nouveaux réacteurs canadiens.
Chaque centrale a dû mettre en œuvre des activités de gestion, y compris des inspections, afin de réagir à l’éventualité d’une fissuration des coudes des conduites d’alimentation et de garantir la sûreté et la fiabilité de l’exploitation. Par exemple, les coudes d’alimentation de la centrale nucléaire de Pickering-B d’OPG étaient de fabrication similaire aux coudes d’alimentation de la CNPL, et OPG les a tous inspectés avant sa demande de renouvellement de permis en 2003 et s’est engagé à continuer les inspections à chaque arrêt[3].
Comme les coudes de conduites d’alimentation d’autres centrales avaient été fabriqués par des méthodes différentes, EACL a fait appel au CCFN en 2002 et en 2003 pour examiner des échantillons de conduites d’alimentation fournies par les centrales de Bruce, de Pickering et de Darlington en Ontario. Aucune analyse n’a été nécessaire pour la centrale de Gentilly-2, car les coudes de ses conduites d’alimentation étaient semblables à ceux des autres centrales. Les coudes d’alimentation de Bruce présentaient des contraintes négligeables en raison du relâchement des contraintes lors de la fabrication; le CCFN a admis cet élément comme preuve que ces coudes étaient moins sensibles à la fissuration par corrosion sous contrainte[4]. En revanche, le CCFN a démontré que les contraintes dans les conduites d’alimentation des centrales d’OPG n’étaient pas négligeables, ce qui a mené à d’autres analyses des contraintes dans divers coudes à l’aide du CCFN.
Ces analyses de contraintes ont contribué au dossier de sûreté lors de la demande de renouvellement de permis en procurant des données scientifiques permettant de garantir à la CCSN que le problème était bien compris et que ces conduites d’alimentation présentaient un risque de fissuration plus faible que celles de la CNPL.
Par ailleurs, les analyses de contraintes ont aidé OPG à concevoir une approche différente à son dossier de sûreté. Comme OPG exploite dix réacteurs, il serait moins touché financièrement par l’arrêt imprévu d’un seul réacteur, car les neuf autres réacteurs pourraient produire une grande partie de l’électricité perdue. Par conséquent, OPG a proposé une nouvelle approche pour répondre aux exigences réglementaires en vue d’atténuer les défaillances dans les conduites d’alimentation. OPG a affirmé que même si une fissure traversant la paroi apparaissait, celle-ci serait détectée bien avant la rupture de la conduite d’alimentation, et les exploitants ont amélioré leurs capacités de détection des fuites là où c’était nécessaire[5]. Ce mode de défaillance « fuite avant rupture » constituait un des éléments des dossiers de sûreté qu’OPG a présentés à la CCSN en vue du renouvellement de permis de ses centrales en 2003[6].
La CCSN a accepté cette stratégie dans le cadre du renouvellement de permis de 2003, mais a jugé que l’industrie devait continuer, en priorité, à approfondir sa compréhension des facteurs scientifiques à l’origine de la dégradation des conduites d’alimentation. OPG a continué à étoffer son concept de « fuite avant rupture », notamment en réalisant des essais de démonstration. Avant la réalisation d’essais d’étanchéité destructifs sur les coudes des conduites d’alimentation, le CCFN a mesuré la répartition des contraintes avant et après l’amincissement des parois pour s’assurer de leur représentativité par rapport aux coudes des réacteurs en exploitation, et a démontré que le processus d’amincissement n’avait pas modifié les contraintes de manière significative. Par la suite, une évaluation technique indépendante a démontré que l’approche d’OPG répondait de manière satisfaisante à l’esprit des règlements[7]. Désormais, en vertu des règlements de la CCSN, les nouvelles centrales nucléaires doivent se doter d’une capacité de détection des défauts suffisamment rapide pour détecter les fuites bien avant la rupture d’une conduite d’alimentation[8].
En fin de compte, tous les services publics nucléaires ont pu donner à la CCSN l’assurance que la possibilité de fissuration des conduites d’alimentation dans leur centrale serait gérable dans les limites de l’enveloppe de sûreté et ont pu renouveler leur permis.
Les mesures prises pour relever les défis posés par la fissuration ont également donné lieu à des retombées technologiques. Grâce à l’utilisation généralisée des données sur les contraintes obtenues au moyen de faisceaux de neutrons pour vérifier la probabilité de fissuration des conduites d’alimentation, la CCSN s’attendait dorénavant à pouvoir consulter ces données avant d’autoriser toute activité innovante susceptible de modifier l’intégrité des coudes ou des soudures des conduites d’alimentation. Par exemple, une entreprise de soudage a créé un système de soudage qui présente le double avantage de s’adapter aux espaces restreints autour des conduites d’alimentation et de laisser un niveau de contrainte acceptable dans le matériau des conduites d’alimentation. En 2005, l’entreprise a fait appel au CCFN pour mesurer les contraintes avant et après l’application de sa nouvelle méthode de soudure structurelle par chargement sur des conduites d’alimentation d’essai représentatives des centrales d’OPG. Les données ont validé les modèles théoriques de contraintes et démontré que l’entreprise pouvait utiliser sa méthode pour gérer les contraintes de manière prévisible[9]. Par la suite, l’entreprise a breveté son système de soudage et, au moment de la rédaction du présent document en 2014, elle était en concurrence pour l’obtention de contrats de service de soudage auprès d’exploitants de centrales CANDU dans le cadre desquels le nouveau système serait mis en œuvre.
La disponibilité de faisceaux de neutrons au CCFN permettant d’obtenir facilement des données de contrainte de façon non destructive s’est révélée extrêmement bénéfique non seulement pour Énergie NB, mais aussi pour l’ensemble du secteur. Le dernier article de cette série explore les répercussions sur la capacité d’exploitation du parc et la façon dont ce problème a finalement été résolu.
Cet article de recherche a été republié avec l’autorisation de l’Institut canadien de diffusion des neutrons.