Malgré l’importance croissante accordée aux sources d’énergie propre, une grande partie de la société nord-américaine actuelle dépend toujours de l’exploitation du pétrole et du gaz. Les entreprises énergétiques canadiennes transportent de manière fiable plus de 97 % du pétrole et du gaz produits au Canada au moyen de pipelines. Ces derniers sont beaucoup plus respectueux de l’environnement que les autres méthodes de transport de carburant, à savoir le camion ou le train qui sont tous deux plus à risque d’accident. Malgré d’excellents résultats en matière de sécurité, les fuites de pipelines ont souvent des conséquences préjudiciables en matière de finances et de relations publiques.
Au cours des dernières décennies, la recherche a permis d’améliorer les technologies des pipelines, et la quasi-totalité des ruptures de conduites au Canada se sont produites sur des canalisations que l’industrie qualifie d’« anciennes » (c.-à-d. qui ont été mises en terre avant 1980). Un certain nombre de ces pipelines ont maintenant plus de 70 ans, et les décisions quant à la prise en charge des effets du vieillissement - y compris le moment de leur remplacement - sont cruciales non seulement pour les résultats financiers, mais aussi pour le bilan social.
En effet, les pipelines suscitent de plus en plus l’attention du public. Il est donc essentiel pour l’industrie pipelinière de comprendre précisément le comportement des matériaux au fil du temps et d’avoir une connaissance exacte des causes possibles de défaillance, afin de maintenir leur acceptation sociale.
Certaines fissures dans les pipelines d’acier sont causées par une combinaison de contraintes et de corrosion, un phénomène connu sous le nom de « fissuration par corrosion sous contrainte ». Bien que ce type de fissure soit le plus souvent lié à des sites où l’eau souterraine est corrosive (c.-à-d. de l’eau basique ou dont le pH est élevé), ce n’est pas toujours le cas. Dans les années 1980, au Canada, une fissure de corrosion sous contrainte est apparue dans un pipeline situé dans des eaux souterraines presque neutres, dont le pH était légèrement acide (dans ce cas, la faible acidité résultait de la dissolution de matières organiques dans les eaux souterraines et de la libération naturelle de dioxyde de carbone). Ce nouveau type de fissure a été appelé « fissuration par corrosion sous contrainte à pH quasi neutre ».
La volonté de comprendre le mécanisme de ce type de fissure a suscité de nombreuses recherches dans les années 1990. Les scientifiques ont ainsi découvert d’autres caractéristiques de la fissuration par corrosion sous contrainte à pH quasi neutre, notamment des différences dans le mode et la profondeur de propagation de la fissure. On a notamment constaté que plus de 95 % de ces fissures s’arrêtaient automatiquement de progresser avant d’atteindre un millimètre de profondeur.
En 1999, l’Association canadienne de pipelines d’énergie a formulé un ensemble de pratiques recommandées pour repérer et traiter ces fissures avant qu’elles ne posent problème. Cependant, il était évident que de plus amples recherches étaient nécessaires pour comprendre les mécanismes à l’origine de cette forme de fissure nouvellement découverte, surtout en ce qui concerne les facteurs susceptibles de pousser une très petite fraction (c.-à-d. moins d’un pour cent) de ces fissures à devenir suffisamment profondes pour menacer plus gravement un pipeline.
Weixing Chen, professeur à l’Université de l’Alberta, a décidé d’examiner le rôle que joue la contrainte dans la formation et la croissance des fissures par corrosion sous contrainte à pH quasi neutre. Grâce au soutien de deux commanditaires (TransCanada Pipelines et une entreprise connue alors sous le nom de Nova Research and Technology Corporation), Chen a entrepris de reproduire les fissures dans des conditions contrôlées mais réalistes, avec des niveaux de contrainte connus. Greg Van Boven, alors ingénieur à plein temps chez Nova qui avait commencé à travailler avec Chen en tant qu’étudiant diplômé à temps partiel, l’a aidé dans ces recherches.
« La diffraction des neutrons était la seule méthode possible pour mesurer les contraintes. »
Chen et Van Boven ont commencé par un tronçon d’acier extrait d’un vrai pipeline qu’ils ont usiné, plié et découpé en plaques d’essai plates en vue d’obtenir une surface fraîche sans fissure ni corrosion. Ces manipulations ont aussi permis d’obtenir une distribution très variable des contraintes à l’intérieur des plaques d’essai, afin que les scientifiques puissent observer si les différents niveaux de contrainte avaient un effet sur les fissures ultérieures.
L’étape suivante consistait à déterminer les niveaux de contrainte présents dans les plaques. Pour ce faire, en 2000, Van Boven est allé au Centre canadien de faisceaux de neutrons (CCFN), car la diffraction des neutrons est le seul moyen non destructif de mesurer les contraintes profondes dans l’acier.
« La diffraction des neutrons était la seule méthode possible pour mesurer les contraintes, explique Chen. Les rayons X ne révèlent que la contrainte à la surface, à environ 0,1 mm de profondeur, mais [dans ce cas] nous devions déterminer la contrainte à l’extrémité des fissures, à 1 mm de profondeur ou plus. Une autre méthode courante, le perçage de trous, est destructive et moins précise. Elle ne permet pas non plus d’analyser la totalité du problème et, comme les rayons X, sa portée en profondeur est limitée. » Cet aspect non destructif était essentiel aux recherches, car il a permis à Van Boven de retourner au CCFN faire une série d’expériences de suivi sur les mêmes plaques d’essai.
Les mesures initiales des contraintes ont confirmé une large distribution des contraintes sur les plaques, y compris dans certaines zones où les contraintes étaient supérieures à celles généralement observées dans les pipelines. Grâce à ces contraintes élevées, l’expérience représentait tout l’éventail des conditions possibles, y compris le scénario le plus défavorable. Par la suite, les plaques d’essai ont été envoyées à une installation d’essai de Nova et exposées à des forces réalistes (c.-à-d. des pressions externes comparables aux pressions de fonctionnement des pipelines) pour voir l’effet de ces forces sur les niveaux de contrainte dans les échantillons. Van Boven a rapporté les plaques d’essai au CCFN et, au moyen de faisceaux de neutrons, a observé que les zones de contrainte élevée initialement présentes dans les plaques d’essai étaient quelque peu atténuées après l’exposition à ces forces réalistes.
Van Boven a ensuite ajouté l’effet d’une acidité faible à l’expérience et a prolongé la durée des essais pour reproduire l’acidité naturelle de l’environnement ainsi que les forces externes auxquelles l’acier des pipelines est exposé sous l’effet des variations de pression des liquides - en d’autres termes, les conditions que connaîtrait véritablement un pipeline en activité pendant vingt ans. Comme l’installation d’essai ne pouvait accepter que quelques plaques d’essai à la fois, et comme chaque essai durait quatre mois, il a fallu plusieurs années pour réaliser ce projet.
« Il s’agissait d’observations positives pour l’intégrité des pipelines... Cela a eu un impact immédiat sur l’industrie pipelinière, en éclairant le processus décisionnel au sujet des méthodes de fabrication et des procédés de soudage afin de garantir des niveaux de contrainte acceptables. L’industrie a mis à jour ses lignes directrices relatives à la détection et au traitement des fissures, et les recherches ont continué d’influencer les lignes directrices actuelles, publiées en 2015. »
Par la suite, Chen et Van Boven ont observé qu’un certain nombre de caractéristiques étaient apparues à la surface des plaques d’essai, y compris des fissures et des « micropiqûres » (c.-à-d. de petits trous de moins de 0,2 mm de profondeur qui se forment en cas de corrosion de minuscules fragments à la surface du métal) que les scientifiques ont examinés par microscopie optique et électronique.
Ils ont notamment constaté que toutes les fissures des plaques d’essai se trouvaient au fond des micropiqûres; il y avait une forte corrélation entre l’apparition de ces micropiqûres et les endroits dans l’acier où les niveaux de contrainte mesurés au début des essais étaient les plus élevés. En outre, ils ont constaté que les fissures cessaient toujours de progresser à l’atteinte d’une zone de faible contrainte.
Il s’agissait de bonnes nouvelles en matière d’intégrité des pipelines, et ce pour deux raisons. Tout d’abord, ces observations ont démontré que les zones soumises à de fortes contraintes connaissent en général un certain relâchement issu des conditions d’exploitation des pipelines. Deuxièmement, elles ont révélé que chaque fois qu’il y a une contrainte élevée dans l’acier, la nature produit des contraintes compensatoires ailleurs dans le métal (généralement à proximité); voilà pourquoi les fissures ne se propagent pas en cas de contrainte élevée, elles atteignent rapidement une zone de contrainte compensatoire.
Chen et Van Boven ont finalement conclu qu’il existe seulement un petit nombre de conditions où la corrosion sous contrainte à pH quasi neutre constitue une menace. Ils ont déterminé qu’il faut des conditions inhabituelles, notamment une contrainte élevée (mais pas trop élevée) sur une grande distance, ou une contrainte en association rare avec d’autres facteurs, pour provoquer la propagation de ce type de fissure en profondeur dans l’acier.
« Les recherches que j’ai réalisées en tant qu’étudiant diplômé ont eu un impact important sur l’industrie. Elles m’ont également servi de tremplin vers ma carrière actuelle. »
Leurs résultats, publiés dans deux articles en 2006 (DOI:10.1016/j.actamat.2006.08.037; DOI:10.1016/j.actamat.2006.07.021), ont eu un impact immédiat sur l’industrie pipelinière. Ils ont notamment éclairé le processus décisionnel au sujet des méthodes de fabrication et des procédés de soudage afin de garantir des niveaux de contrainte acceptables dans l’acier des pipelines. Par ailleurs, en 2007, l’industrie a mis à jour ses lignes directrices relatives à la détection et au traitement des fissures, et les recherches ont continué d’influencer les lignes directrices actuelles, publiées en 2015.
« Cela fait maintenant plus de dix ans que le secteur emploie des pratiques normalisées fondées sur nos recherches », explique Van Boven, qui a ensuite passé le gros de sa carrière en tant qu’ingénieur de recherche, spécialisé dans l’intégrité des pipelines chez Spectra Energy Transmission (rachetée par Enbridge en 2017). « Les recherches que j’ai réalisées en tant qu’étudiant diplômé ont eu un impact important sur l’industrie. Elles m’ont également servi de tremplin vers ma carrière actuelle, ajoute-t-il. J’ai appris à communiquer efficacement à propos des aspects techniques des contraintes, de l’intégrité des pipelines et de l’évaluation des risques, une compétence indispensable pour répondre aux questions des instances de réglementation, des collègues de l’industrie et du public. »
Chen et Van Boven ont poursuivi leur collaboration de recherche en vue de mieux comprendre la fissuration par corrosion sous contrainte dans des environnements au pH quasi neutre sous le parrainage du ministère américain des Transports, du Pipeline Research Council International, de TransCanada Pipelines Limited, de Spectra Energy Transmission, d’Enbridge Pipeline et du Conseil de recherches en sciences naturelles et en génie du Canada.
« Notre objectif est de réduire la variabilité de l’intégrité des pipelines, un aspect de plus en plus important au fil de leur vieillissement », explique Van Boven.
« Leurs résultats en 2017 ont révélé que les défaillances prématurées sur le terrain (c.-à-d. après seulement 20 ou 30 ans) liées à la fissuration par corrosion sous contrainte dans des environnements au pH quasi neutre sont le résultat des conditions les plus défavorables plutôt que des conditions courantes. »
Dans une étude complémentaire, ils ont examiné de plus près le rôle de l’hydrogène produit par le processus de corrosion et l’influence de cet hydrogène sur la croissance des fissures. Leurs conclusions, publiées en 2009 (doi:10.1016/j.actamat.2009.08.047), ont montré que l’absorption d’hydrogène par l’acier peut permettre aux fissures de s’approfondir, confirmant ainsi qu’il s’agit de l’un des principaux facteurs expliquant pourquoi une petite fraction des fissures par corrosion sous contrainte à pH quasi neutre peut menacer l’intégrité des pipelines.
Dans une étude plus récente, Chen et Van Boven ont collaboré avec TransCanada Pipelines et Enbridge pour mettre au point un modèle informatique destiné à prédire le taux de croissance des fissures dans une vaste gamme de conditions de contrainte et de corrosion. Le modèle repose sur les résultats d’études antérieures, notamment des mesures de contrainte réalisées au moyen de faisceaux de neutrons. Leurs résultats, publiés dans deux articles en 2017 (DOI:10.1007/s11661-016-3951-3; DOI:10.1007/s11661-016-3939-z), ont révélé que les défaillances prématurées sur le terrain (c.-à-d. après seulement 20 ou 30 ans) liées à la fissuration par corrosion sous contrainte dans des environnements au pH quasi neutre sont le résultat des conditions les plus défavorables plutôt que des conditions courantes.
« Leurs modèles informatiques sont maintenant utilisés par d’autres dans le secteur qui mènent des recherches en vue de déterminer avec plus de précision quand remplacer les pipelines ou procéder à leur entretien. »
Il est à noter que leurs modèles constituent une nette amélioration par rapport aux modèles antérieurs en ce qui concerne leur capacité à prédire avec précision la durée de vie des pipelines. Les modèles informatiques créés par Chen, Van Boven et leurs collègues sont maintenant utilisés par d’autres dans le secteur, y compris des ingénieurs d’entreprises membres du Pipeline Research Council International, pour prendre en compte la corrosion, les contraintes et l’hydrogène dans leurs propres travaux de recherche, en vue de déterminer avec plus de précision le moment du remplacement des pipelines ou de l’entretien qui garantira la poursuite d’une exploitation sûre et exempte de déversements.
Cet article de recherche a été republié avec l’autorisation de l’Institut canadien de diffusion des neutrons.